QUI EST AHMED BABA ?
Le moyen âge africain recèle des trésors philosophiques inconnus sinon méconnus. Ahmed BABA de Tombouctou est l’un de ces joyaux perdus qu’il s’agit de retrouver. Nous nous proposons ici de donner un aperçu de la vie et de la pensée de ce philosophe du Sahara méridional, dont la puissance théorique et l’ardeur patriotique illuminent l’empire Songhaï aux 16e et 17e siècles.
1- LA VIE DE BABA : UNE TRADUCTION CONCRETE DE SA PHLOSOPHE
1.1 Qui est Ahmed BABA ?
BABA naît le 26 Octobre 1556 (au Macina ?) et meurt â Tombouctou le 22 Avril 1627 â l’âge respectable de 71 ans. Bien que généralement ignorée, sa pensée revêt une envergure telle que, pour les spécialistes, elle résume le génie intellectuel des Grands Empires sahéliens médiévaux.
« Au Soudan, et à Tombouctou en particulier ; toute la littérature arabe est incarnée en quelque sorte dans ce célèbre personnage » [2]
C’est ce que nous apprend l’Introduction au Tarikh Es-Soudan de Sadi, par O. Houdas.
Pourquoi en faisons-nous un auteur médiéval alors que le découpage conventionnel des grandes périodes de l’histoire « universelle » considère que le moyen âge va du 5e au 15e siècles ? Parce que ces dates représentent d’un côté la chute de l’empire romain et l’autre le début de la Renaissance en Europe. Ce qui signifie qu’elles ne concernent réellement que l’histoire occidentale.
Pour ce qui concerne la grande chronologie, d’autres repères semblent plus pertinents pour situer la période historique intermédiaire en Afrique. Ainsi, le moyen âge africain irait de la fin de l’hégémonie culturelle internationale négro-pharaonique dans l’antiquité â l’émergence de la première république nègre â Haïti au 18e siècle. D’un côté : le début du déclin continental, avec l’invasion culturelle des langues et religions extérieures, de l’autre : le début du redressement politique général des peuples négro-africains du continent et de la diaspora. Le moyen âge africain dure donc approximativement 2.000 ans.
Ahmed BABA est l’un des monuments intellectuels de cette époque. Mais est-il réellement un africain, c’est-à-dire un penseur de race noire ou de culture négro-africaine ? Cette question a soulevé une certaine polémique chez les spécialistes, dans la mesure où le philosophe fait mention à la fois de son origine berbère et de son africanité soudanaise. La généalogie que fournit Ahmed BABA à son propre sujet affirme en effet qu’il est un « Senhadji-ElMaci-Es-Soudani ». Ce qui le situe comme un Soudanien ou Soudanais né au Maci (Macina ?) dans une famille de parenté berbère.
Pour sortir d’embarras dans cette question, on pourra se référer à l’avis de Djibril Tamsir Niane qui explique que les Senhadji (Zanhadja) sont de « nomades berbères qui s’étaient métissés avec les soudanais » [3], c’est-à-dire les Noirs. Nous pouvons par conséquent considérer BABA comme un métis racial et culturel, même si un de ses commentateurs, Zeys l’identifie tout simplement en tant qu’ « érudit nègre, cadi de Timboctou au dix-septième siècle ».
En tout état de cause, ce qui importe, au fond, n’est pas la couleur de peau de l’homme, à propos de laquelle il y a controverse, mais son appartenance culturelle véritable et sa conscience nationale. Car c’est en se reconnaissant comme membre de telle communauté que l’on se situe dans le monde quelle que soit sa couleur de peau. Et il faut dire qu’Ahmed BABA s’est toujours voulu « soudanten » et qu’il a toujours agi en conséquence. Peu importe donc aujourd’hui que certains veuillent lui attribuer la nationalité marocaine.
Nous pouvons admettre qu’Ahmed BABA est un philosophe de culture négro-africaine pour trois raisons. Premièrement, sa famille a habité Tombouctou durant de nombreuses générations et elle a porté de ce fait la marque des cultures traditionnels mandingues, puis Songhaï, qui tour à tour, ont dominé la région. Deuxièmement les professeurs qui ont le plus influencé le jeune BABA durant ses études sont des intellectuels nègres, à l’image de Mohammed Baghayogo.
Voici comment le juge son élève dans sa notice autobiographique :
« Ce fut mon guide et mon précepteur dans la carrière des lettres, et nul autre, j’ai le droit de le dire, ne m’a été aussi utile que lui ». [4]
Troisièmement, comme nous l’avons vu, notre auteur peut être considéré comme un métis négro-berbère qui est conscient de sa soudanité, c’est-à-dire de son africanité, et la revendique.
La formation d’Ahmed BABA est longue et étendue. Il a en effet étudié jusqu’à l’âge de 30 ans environ et fut présenté comme l’homme le plus instruit de Tombouctou au moment de l’expédition marocaine en 1591. Il étudia des matières telles : la philosophie, la logique, l’exégèse, le droit, la grammaire, la théologie, la rhétorique, l’histoire, la littérature, etc.. Il avait une bibliothèque particulièrement riche comptant sans doute plus de 1.500 ouvrages selon les témoignages de l’époque. Il rédigea lui-même un total de 56 livres connus, dont la moitié fut composée lors de son exil marocain entre 1593 et 1607.
Ahmed BABA enseigna toute sa vie et laissa de nombreux disciples aussi bien au « Soudan » qu’au Maghreb. Parallèlement, il exerça des fonctions religieuses, judiciaires et civiles de théoricien et interprète du droit canonique musulman.
Mais aujourd’hui, force est de constater que cet éminent penseur a sombré dans l’oubli, alors que son patriotisme politique et son humanisme rationaliste militent en faveur de son retour au premier plan, dans un continent qui a soif de libération et de progression vers les lumières.
1.2. Une vie consacrée aux causes nobles
Ahmed BABA nous fournit l’exemple type de l’intellectuel dont la pratique politique rejoint la théorie philosophique. L’acte majeur de sa vie concerne l’engagement patriotique dont il a fait preuve lors de l’invasion de son pays : le Songhaï, par le Maroc. Et le maître-mot de sa philosophie est certainement : justice.
Son patriotisme est un nationalisme de libération qui s’oppose à l’expansionnisme oppresseur marocain, au nom du droit des peuples musulmans du Soudan à la liberté, selon les principes de la justice coranique. Celle-ci en effet, ne peut admettre qu’un peuple soudanien converti à l’islam depuis des siècles puisse être convié à se soumettre à un autre peuple musulman.
Le sultan du Maroc Moulay Ahmed El Mansour, désireux de prendre le contrôle des mines d’or et de sel situées au Soudan, consulta les intellectuels de son pays au sujet de la guerre qu’il comptait y mener, contre l’empire de Gao. A en croire Zeys, le souverain songhaï fit de même de son côté, pour évaluer les idées et les sentiments de ses érudits par rapport à l’invasion étrangère en préparation. C’est à travers cette consultation que se révéla clairement le patriotisme d’Ahmed BABA.
« Il est certain, assure Zeys que Ishak-sokya dut interroger également les oulémas soudaniens sur la valeur juridique des prétentions du sultan marocain ; ce qui le prouve, c’est l’attitude patriotique que prit Ahmed BABA à cette occasion. Il était alors dans toute la force de l’âge – il avait trente six ans – dans tout l’éclat de sa renommée ; il exerçait une grande influence sur ses concitoyens, par la pureté de ses mœurs, par la stricte orthodoxie de son enseignement. Il n’hésita pas un instant à déclarer que le Maroc n’avait aucun droit sur le Soudan » [5].
Le savant et philosophe soudanien ne se contenta cependant pas d’émettre une simple opinion, si juste et si audacieuse fut-elle. Il s’engagea concrètement dans la lutte de libération, conformément à ses positions philosophiques sur l’égalité de toutes les races devant la loi divine, sur le droit à la liberté de tout peuple musulman, sur l’engagement des érudits dans la défense du savoir, de la vérité, de la justice, et non dans celle des pouvoirs oppresseurs.
« Tout porte à croire, ajoute Zeys, que, tant par l’éloquence de sa parole que par l’autorité morale qui s’attachait à sa personne, il devint le chef de la résistance opiniâtre que les tholba de Timboctou firent au vainqueur. Aussi le général d’El-Mansour ; voyant tous les mécontents se grouper autour de cet adversaire irréconciliable, se décida-t-il (le 27 octobre 1593) à le faire arrêter ; avec tous les membres de sa famille, et bientôt après, à l’expédier au Maroc, non sans avoir livré au pillage les biens et la riche bibliothèque du grand patriote (…)
Obligé d’aller remercier son persécuteur ; il parut devant lui, accompagné de tous les docteurs de la capitale, qui avaient tenu à lui faire cortège. Ni la captivité, ni les mauvais traitements n’avaient réussi à l’abattre ; il était demeuré le vaillant champion de l’indépendance soudanaise. Comme El – Mansour demeurait caché derrière un rideau, il l’apostropha avec véhémence, lui demandant s’il se prenait pour Dieu « qui, seul, parle à l’homme à travers un voile ». Le prince, honteux, se montra à découvert et Ahmed BABA lui reprocha alors de l’avoir dépouillé de ses livres, privé de sa liberté, et chargé de chaînes ». (Ibid. p. 133-134).
Une des thèses favorites du jurisconsulte BABA, sur laquelle s’appuie sa défense de l’indépendance nationale remonte jusqu’au prophète Mohammed.
Elle consiste à proclamer que tout musulman (individu ou peuple) est libre par le fait de sa croyance et qu’il ne saurait ni perdre cette liberté par le fait d’autrui, ni l’aliéner par son propre fait. Ce principe rend les musulmans intouchables les uns par les autres et sacrés les uns pour les autres. Ainsi se trouve scellé entre eux un pacte tacite de paix et d’unité, fondé sur l’identité de leur foi.
Cette imbrication entre la lutte de libération et la philosophie de la justice et de la liberté donne un relief exceptionnel à la pensée d’Ahmed BABA qui rejeta en tant que philosophe, la spéculation gratuite et la contemplation passive des idées. Il défendit d’autres causes nobles, comme celle de la propagation intellectuelle des connaissances scientifiques et des valeurs morales à travers toute l’Afrique du Nord et de l’ouest, où il forma une multitude d’érudits, les éloignant de la foi aveugle pour les introduire dans la pratique tolérante de la religion et surtout dans l’amour de la science.
Mais il nous importait avant tout ici de mettre en exergue le patriotisme héroïque du philosophe africain, par lequel il atteint les cimes de la pensée-action progressiste, de l’actualisation sociale de idées philosophiques personnelles.
1.3. Ahmed BABA : Un authentique philosophe
Nous parlons bien des idées philosophiques de BABA, mais à y voir de près est – illégitime de le considérer comme un authentique philosophe ? N’est- il pas tout simplement un commentateur des « Ecritures saintes » ou un spécialiste du droit musulman ?
Plusieurs raisons militent en faveur de l’idée selon laquelle BABA fait de la philosophie en toute conscience et en pleine connaissance de cause. Nous entendons ici par philosophie une réflexion ou une pratique théorisée portant sur des questions générales fondamentales, utilisant la méthode rationnelle (conceptualisation, argumentation, esprit critique…), s’évertuant à poser des « principes premiers » et des « buts ultimes », et prenant position par des thèses, en vue d’instaurer un art de vivre, un mode de gouvernement, un savoir-faire spéculatif, bref une sagesse de référence.
Evoquons d’abord le travail de conceptualisation et d’argumentation qu’il accomplit en 1592 pour montrer « la supériorité de l’intention sur l’action » (Ghayat al – amal fi fadl al – niyya ala l – amal).
A ce propos, il examine les concepts de « purification » et d’« intention ». Pour lui, la purification est un soin qui consiste à débarrasser l’action de tout mélange douteux, tel que l’orgueil, l’hypocrisie ou l’envie. Cette catharsis (Ikhlas) est un effort soutenu d’élévation de l’âme et de vertu, à l’aune duquel se mesure la perfection de la foi du croyant. C’est cette attitude intérieure de pureté qui conduit â poser des actes eux-mêmes purs.
Mais dans cet ouvrage de 1592, c’est surtout la « niyya » (l’intention) qui intéresse l’auteur. Dans les deux premiers chapitres, il définit longuement celle-ci. En résumé, dit-il :
« La niyya est l’énoncé prononcé de façon audible ou mentalement par celui qui veut accomplir un acte. Elle a sa place dans le cœur, l’organe central de l’intelligence et de l’action », (traduction Zouber)
La finesse, la précision, la consistance et la profondeur de cette conceptualisation purement philosophique sont indéniables.
Ensuite, l’auteur démontre dans le troisième chapitre que l’intention importe plus que l’action. Il appuie sa thèse sur l’argument suivant : le cœur étant l’organe le plus noble du corps humain, et l’intention étant élaborée par cet organe, elle porte en elle la noblesse de celui-ci, et est par conséquent supérieure à l’action, qui est le fait des « membres extérieurs » de l’organisme, organes moins nobles.
Cet argument se consolide par la considération selon laquelle l’intention appartient au domaine du commandement alors que l’acte relève du domaine de l’exécution. Il est donc inférieur en dignité à la volonté intentionnelle, qui ordonne et â laquelle, il obéit. Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres du travail de raisonnement auquel se livre BABA dans toutes ses recherches.
Notons aussi, en second lieu, que Ahmed BABA est un philosophe au plein sens du terme dans la mesure où il réfléchit sur des questions générales fondamentales. Par exemple, le rapport entre l’intention et l’acte, entre le savoir et le pouvoir ou entre la foi et la science. Qui plus est, il aborde ces questions en débattant avec des philosophes et des savants de renom, â l’instar de Al Ghazali ou Ibn Khaldoun, ou en se situant par rapport â tel ou tel courant philosophique ou théologique.
Enfin, il y a lieu de considérer Ahmed BABA comme un authentique philosophe par son mode de vie, marqué par une activité permanente de construction d’idées profondes à travers la rédaction d’ouvrages de référence et la transmission académique d’un savoir et d’une sagesse de haut niveau à ses étudiants et disciples. Ce mode de vie porte aussi en lui ceci de philosophique que les actes civiques et politiques majeurs de BABA sont éclairés par une pensée morale profonde, théorisée dans ses œuvres et respectée dans son existence sociale. En définitive, il faut bien reconnaître que si BABA est un jurisconsulte et un théologien, il brille aussi par cette méthodologie critique et argumentative qui fait la rationalité formelle du discours philosophique, ainsi que par la recherche du fondamental, de l’essentiel, de l’ultime. Il est un philosophe idéaliste et fidéiste de tendance rationaliste. C’est là que résident sa faiblesse et sa grandeur.
2. LES IDÉES ET L’APPORT PHILOSOPHIQUES D’AHMED BABA
2.1. La gouvernance éclairée comme condition de cohabitation saine entre science et politique.
C’est l’une des premières grandes thèses philosophiques d’Ahmed BABA, défenseur de l’autonomie et de la prééminence du savoir par rapport au pouvoir. Il l’émet en 1588 dans son ouvrage intitulé : Porte-bonheur et contre-malheur : éviter les autorités injustes (Jalb al-nima ma wadaf al-niqma bi-mujanabat al-wulat al- zalama). Définissant la motivation qui le conduit à une telle étude, l’auteur dit d’entrée de jeu :
« C’est pour m’alerter moi-même et mettre en garde mes compatriotes et mes pairs contre la fréquentation des gouvernants oppresseurs, que j’ai composé ce volume » [6]
Ahmed BABA est frappé d’un côté par l’ingratitude de la plupart des pouvoirs politiques envers les savants et philosophes, dont ils sollicitent la compétence et l’autorité intellectuelles, sans que pour autant ils ne leur garantissent ni sécurité ni dignité. De l’autre côté il est ulcéré par la bassesse et le manque de déontologie des intellectuels qui font la cour au pouvoir et se laissent manipuler par lui, sans se rendre compte que celui-ci étant corrupteur, il dégradera la qualité et l’objectivité de leur savoir.
Il existe donc une contradiction explosive entre la logique scientifique et la raison d’Etat. Mais faut-il en tirer la conclusion que le pouvoir politique est nécessairement abusif et qu’il détériore forcément la pureté du savoir ?
Ahmed BABA ne le pense guère. Il fait confiance à la perfectibilité et à la capacité morale des hommes. Même si les Etats en règle générale n’admettent pas que la philosophie et la science fassent ressortir les limites de leur puissance, il reste que « les bons princes » à l’âme noble et à l’esprit éclairé, peuvent protéger et promouvoir les arts et les sciences et se montrer tolérants et compréhensifs vis-à-vis des philosophes. C’est le cas par exemple de l’Askia Mohammed qui réhabilite les lettrés de Tombouctou persécutés par son prédécesseur Sonni Ali durant la seconde moitié du 15e siècle.
C’est donc finalement le critère moral de la bonne gouvernance qui commandera l’attitude des politiques vis-à-vis des scientifiques et vice-versa. La mauvaise gouvernance conduit « à la scission profonde, et à l’irrémédiable séparation » entre le pouvoir et le savoir, alors que la bonne gouvernance permet la cohabitation raisonnable entre le pouvoir politique et la puissance culturelle de l’intelligentsia.
Au total, le constat peut être fait que l’analyse de la contradiction entre le savoir et le pouvoir, par Ahmed BABA, est celle d’un philosophe conscient de la vanité et du péril de l’ambition politique déraisonnable, sans cesse exposée aux charmes pervers de l’abus de pouvoir. La position de BABA est un enseignement encore actuel pour toute l’intelligentsia africaine et particulièrement pour les philosophes. Il institue la raison pensante comme tribunal du politique ; érige la tolérance politique et le sens du progrès scientifique et social, de la part des gouvernants, en critères de la gouvernance éclairée ; instaure la vigilance, et si nécessaire la distanciation vis-à-vis du pouvoir, en principes déontologiques permettant de sauvegarder la dignité de la science.
2.2. La prééminence de la science et de la pratique religieuse rationnelle sur la foi aveugle
Nous avons affaire ici à un débat classique dans le champ philosophique islamique, où évolue Ahmed BABA dans une très large mesure. Il oppose les fidéistes mystiques et autres illuminés sectaires aux scientifiques et philosophes croyants. BABA prend position en faveur de ces derniers en 1603 dans Dons précieux élargissant la vertu des savants (Tuhfat al-fudala bi-bad Fada’il al-Ulama’).
Face à cette lutte d’idées entre les savants pieux et les mystiques connaisseurs de la pratique du culte, BABA évite de prendre parti d’emblée. Il expose d’abord les deux thèses en présence et les évalue ensuite à la lumière des sagesses traditionnelles de son pays ou des leçons remontant aux compagnons du prophète (athars). Il les soumet aussi à l’appréciation des plus grands savants et philosophes musulmans, à l’instar de l’arabo-berbère Ibn Khaldoum et de l’iranien Al-Ghazali. Les hadiths ou traditions recueillies de la bouche du prophète et présentées généralement sous forme d’anecdotes, font aussi partie de ses critères d’analyses. Enfin BABA soupèse les arguments de chaque camp au moyen d’éléments formels et pratiques tels que la cohérence et la pertinence du discours ou le sens social et la valeur communautaire des idées.
En conclusion de sa réflexion, BABA tranche le débat de manière sereine, grâce â cette méthodologie rigoureuse, soucieuse d’objectivité et d’équité, le plus important pour lui étant la force rationnelle, sociale et religieuse de l’argument. Voici sa position finale, qui intervient avec une certaine prudence :
« ceux qui possèdent la science ou le savoir et n’agissent pas selon leur enseignement ne sont qu’à moitié obéissants, tandis que ceux qui la ou le possèdent et agissent en conséquence ont un double mérite (…). Nous penchons pour l’idée de la prééminence des savants, comme, le prouvent de nombreux hadiths et athars ainsi que de nombreuses traditions remontant aux « anciens vertueux ». Mais les savants dont il s’agit ici sont ceux qui font preuve de piété et de dévotion et se conforment à l’enseignement du Coran et de la Sunna, et non ceux qui cherchent à tirer de leur science des intérêts immédiats ou une gloire personnelle » (cité par Zouber).
De la sorte, malgré une souplesse d’esprit admirable le soudanien prend position contre AL-Ghazali, éminent défenseur de l’illumination mystique et de la supériorité des « sciences intérieures » (intuitionnisme théologique et épistémologique, contemplationnisme religieux) sur les « sciences extérieures » (sciences expérimentales et positives, exégèse théologique et rationalisme philosophique)
Les « saints connaisseurs », disciples de AL-Ghazali estiment que les « sciences intérieures » embellissent l’âme de vertus qui en extirpent tous les défauts et vices alors que les « sciences extérieures » éloignent du chemin de Dieu.
Pour leur part, les rationalistes reprochent aux gnostiques de détenir un savoir théologique qui leur confère la sainteté de façon exclusive, sans que cette grâce divine atteigne le reste de la communauté des fidèles, alors que la science véritable doit servir l’intérêt général. Cet argument, qui souligne le sens aigu de la communauté qui habite notre philosophe, est essentiel chez lui et révèle bien sa tournure d’esprit philosophique africaine. Il s’agit d’un rejet catégorique de l’individualisme et d’une option claire et nette pour la collectivité. Le salut individuel vaut moins que le bien-être collectif.
En rationaliste qui privilégie l’interprétation de la loi (science juridique) et l’exégèse du texte coranique et de ses compléments doctrinaux (théologie rationnelle) , BABA cite des paroles de guides spirituels musulmans, à l’appui de son choix. Par exemple :
– « cherchez la science en Chine s’il le faut » ;
– « Les savants sont les héritiers des prophètes » ;
– « L’encre des savants vaut mieux que le sang des martyrs ».
(voir Zouber p.164)
On le voit bien, l’apport essentiel d’Ahmed BABA ici, réside dans sa promotion prudente, mais ferme, du rationalisme qui fait pendant à sa condamnation de l’aveuglement mystique. Certes ne va-t-il pas jusqu’à interroger l’irrationalisme inhérent à toute croyance superstitieuse, mais sa position ouvre certainement la voie à une problématique de la laïcité, en même temps qu’elle barre la route à l’intégrisme religieux et à l’autorité absolue de la religion. Ce qui n’est pas une avancée négligeable.
2.3. Pour un humanisme anti-raciste universaliste
En 1615, dans son Echelle pour s’élever à la condition juridique des soudaniens réduits en esclavage (Miraj al-suud ila nayl hukm mqjlab al sud ou Alkashf wa-l-bayan li-asnaf majlubi l-Sudan), Ahmed BABA s’élève contre le racisme anti-nègre des populations sahariennes du Touat. L’interprétation que les Touatiens font de la « guerre sainte » islamique et du butin d’esclaves qu’elle apporte, est qu’il suffit qu’un peuple ne soit pas musulman pour que les individus qui le composent puissent être esclavagisés, en toute légalité, sans autre forme de procès. Autrement dit l’infidélité religieuse seule serait pour eux le critère et le fondement de l’esclavage. Les populations ainsi visées par les Touatiens sont des Nègres de la région Haoussa, entre autres.
C’est alors qu’Ahmed BABA élabore une distinction subtile, mais lourde de conséquences entre le concept de « guerre régulière » et celui d’« asservissement illégal ». La guerre régulière de jihad suppose qu’une enquête préalable ait été conduite pour savoir qu’elle est la condition religieuse et juridique de la population visée, et que des sommations légales lui aient été adressées auparavant, visant à lui faire accepter la conversion à l’Islam ou le protectorat de l’Etat musulman. L’asservissement illégal est abusif et ne procure pas légitimement des captifs, faute de respect des conditions de la procédure.
Ainsi apprend-on qu’un peuple non musulman payant tribut à un Etat croyant est, par ce fait même, exempté de toute visée esclavagiste, de la part de ce dernier, bien qu’il ne pratique pas la religion islamique.
Sentant par ailleurs une tendance à la discrimination raciale anti-nègre dans le propos de ses interlocuteurs, le philosophe soudanien leur rappelle d’une part que la malédiction de Cham relève d’une tradition musulmane apocryphe que le Coran ne prend pas à son compte, et d’autre part, que l’Islam met toutes les races au même niveau, ne niant que la liberté de l’incrédule obstiné, et ceci sans aucune considération ethnique ou raciale.
Voici l’argumentation dialectique de BABA à ce propos :
« Que doit-on entendre, demandent-ils [les Touatiens] par ces mots : « les descendants de Ham sont les esclaves des enfants de Sem et de Japhet » ? Si l’on vise leur état d’incrédulité, il n’y a là rien de spécial à leur qualité des descendants de Ham ; la même raison vaut pour les enfants de Sem et Japhet, et il doit être permis de réduire en esclavage tous les incrédules, qu’ils soient noirs, qu’ils soient blancs.
Légalement parlant, il en est ainsi ; il n’y a aucune différence à faire entre les races humaines, qu’elles procèdent de Ham ou de tout autre. Il est possible que la malédiction de Noé, si elle a frappé un certain nombre de descendants de Ham, ne les ait pas frappés tous ». (cité par Zeys, p.179).
Ahmed BABA ne croit pas que la race noire ait été maudite par Dieu. Mais pour arriver à convaincre ses contradicteurs, il utilise une argumentation habile qui laisse penser qu’il fait des concessions, tout en poursuivant l’objectif consistant à détruire totalement le préjugé anti-nègre de la malédiction de Cham et à réhabiliter les Noirs face aux autres races. Le philosophe soudanien est un homme de son époque, qui ne parvient pas à condamner clairement le principe même de l’esclavage, du fait de sa foi islamique qui admet ce système. Cependant il n’hésite pas à dénoncer sévèrement les transactions esclavagistes abusives : « Ce commerce, affirme-t-il, est une des calamités de notre époque ». Cette conviction humaniste se manifeste aussi lorsqu’il demande d’être clément vis-à-vis des esclaves :
« Dieu ordonne de traiter les esclaves avec humanité, qu’ils soient noirs ou non ; on doit avoir pitié de leur triste sort, et leur épargner les mauvais traitements, car le fait seul de devenir la propriété d’autrui, brise le cœur ; parce que la servitude est inséparable de l’idée de violence et de domination, surtout lorsqu’il s’agit d’un esclave emmené loin de son pays. Ne sommes-nous pas tous les descendants d’Adam ? C’est pour cela que le Prophète a dit : Dieu le Très Haut t’a rendu propriétaire de l’esclave ; s’il avait voulu ; il l’aurait rendu maître de ta personne » (Voir Zeys p.180)
L’ensemble de l’argumentation d’Ahmed BABA sur cette question témoigne bien de son attachement à la dignité et à la liberté de l’homme, qui constituent la règle, alors que l’esclavage ne serait qu’une situation inhumaine faite de violence et de domination, en tout cas, une condition malheureuse et regrettable. L’esclavage heurte la conscience morale du philosophe qui, on le sent, préférerait un monde de fraternité humaine et d’égalité. Ses plaintes contre l’esclavage abusif et la condition servile en général donnent de BABA l’image du sage qui n’admet ce fléau que malgré lui et se situerait plutôt dans la perspective d’une humanité réconciliée avec elle-même et formant une communauté universelle de croyants libres.
Résumons-nous : Ahmed BABA est un philosophe africain négro-berbère de grande envergure. L’ethnie berbère Senhadji dont il est originaire se trouve en effet en situation de métissage racial et de brassage culturel avec les Noirs du Soudan depuis des siècles, à en croire Djibril Tamsir Niane. Il apporte à l’humanité l’esprit patriotique, le sens de la bonne gouvernance et le souci de la défense des droits de l’homme et de l’égalité des races. Au plan théorique, sa rigueur méthodologique et son engouement pour la rationalité scientifique demeurent aussi des apports précieux.